lundi 13 janvier 2014

# Émancipation

Elisabeth Ambrose, elle aimerait bien dire Je, mais pour l'instant, elle sait juste invoquer.

Elle ne sait pas vraiment à qui elle s'adresse, d'ailleurs. Du coup, elle écrit des chansons au milieu des pièces dévastées. La chambre d'Anna, la salle de classe, aucun double vitrage n'a jamais résisté. 

Elisabeth Ambrose, elle est célibataire, personne ne peut l'écouter, rien que de l'entendre le sang se givre. 

Elisabeth Ambrose, une nuit une femme lui dit : ta voix est une banquise. 

Elle déposé sur sa langue un minuscule de carré de papier buvard rose, la femme de cette nuit-là, elle l'a fait, loin de la chambre d'Anna, des salles de classe et des balcons qui se fissurent au fil des hivers. Elisabeth aimerait pouvoir raconter l'anecdote toute seule. Elle a le souffle court quand il s'agit de parler. 

Au début, elle voulait juste fuir. Elle aurait préféré l'invisibilité, la téléportation, la télékinésie, limite, c'est plus discret. Ce qu'elle souhaitait, c'était partir. En arrêtant le temps ou en s'évanouissant, son vœux, à la base, c'était ça.

Elisabeth n'aime pas qu'on l'appelle Mademoiselle, elle a dix-sept ans dans deux mois, elle enregistre ce souvenir : 

Sa vue lentement se brouille; exigence des pupilles; avidité, éponge, presser : voici le flou. 

Maintenir le flou, pour qu'il deviennent de l'air qui s'élève et qui gifle; qui trouble en tourbillon la netteté du réel.

Elisabeth, elle se concentre, peu à peu elle comprend, accepte tout d'abord le don comme une inédite compétence. Elle ne veut pas admettre qu'elle est l’Élément Air. 

Elisabeth a pris un train, elle a marché longtemps, s'est perdue quelques mois, est revenue à la vie. Au centre du terrain vague, un corps éphèbe et mâle pourrit très doucement. Un cahier déchiré, des confettis de mots mélangé à la terre. 

L'adolescence n'est désormais qu'une suite de verbes à l'imparfait.

Elisabeth Ambrose, elle aimerait bien dire Je. 



 *

                                                     Elisabeth dit : Je. 

Vous avez 24h pour lui remplir la bouche.

*

Expressions propres,tournures de phrases, tics, cheminements de pensée: matériaux qui feront sa voix. 



3 commentaires:

  1. Elisa colle sa langue contre les glaçons de son frigidaire. Elle aime trop faire ça. Après, quand elle s'arrache sa peau rose, Elisa sent la chair de son verbe lui arriver avec le flou du sang givré. Une sensation glaciale mais qu'elle aime par dessus tout. Le givre c'est le flou du froid. Souvent la nuit elle ouvre le congélateur rien que pour ça. Pour frotter sa langue à la froideur nocturne du verbe. C'est indécent de dire « je » pense Elisa. Les paillettes congelées de sa bouche entrouverte s'effondrent sur le plancher ou le carrelage. Tout dépend de là où elle est. Paris ou ailleurs. Les gouttelettes perlent une à une. Elisa se souvient d'une photographie du centre culturel suisse. Des perles jaunes translucides qui chutent entre deux jambes chaussées de babies. Elle a placé l'image dans ses toilettes à proximité de la chasse d'eau. Elle la tire. Elle a quatorze ans et fréquente l'hôpital de jour de Cergy Pontoise. L'esquisse est le lieu de son flou aérien. Là elle rencontre Félix, l'homme des mots. Avec un crayon de papier Elisabeth s'invente un autre nom pour dire je. Mais l'invention n'a rien de fictive. Félix le sait. Il est là pour ça. Pour dire aux adolescents que malgré sa dyslexie il est devenu écrivain, que les mauvaises notes, les rires quand il lisait à leur age, la honte de ne pas avoir pu lire sans butter contre les mots, tout ça ce n'est rien. Et quand il parle, ils l'entendent. Avec Félix chacun se heurte à la violence du verbe crayonné sur une page si blanche qu'elle éblouit. La neige des feuilles tourbillonne aussi vite que la bille des stylos des classes primaires quand la craie de l'institutrice grince sur le tableau noir de sa classe et que tous les élèves poussent un cri dentaire. L'imparfait du subjonctif cède à la perfection du passé simple, aussi simple que Vincent le garçon à côté d'Elisabeth. Pour elle, l'adolescent est aussi froid qu'une banquise. Mais Vincent et Elisabeth fréquentent le même iceberg. Elle et lui se regardent avec de la grêle dans les mirettes.

    Elisa depuis quelques mois déjà vient à l'esquisse deux fois par semaine. Par le train. À travers les vitres rayées elle photographie les barres d'immeubles avec son iphone. Mais quand elle monte dans l'ascenseur, elle sait déjà qu'elle ne pourra pas parler ; ni aux infirmières ni aux psychologues qui pourtant n'attendent que ça. Assise sur le banc elle espère que Mariam arrachée par son père intégriste aux plaisirs de la chair revienne. Tout le monde n'attend que ça mais en vain craint Elisabeth. La douleur du rapt de Mariam sidère tout le monde. Comment ne pas sanglotter face à la disparition de cette enfant ? Elisabeth fuit sa famille et chante dans la salle d'attente des airs de stromae. Papa où t'es. T'es où papa. Aucun des autres adolescents ne résistent au refrain qu'ils reprennent à tue-tête. Le meurtre facial est définitif. Elisabeth se meurt de ne plus savoir comment s'habiller avant de venir. Devant sa glace elle enfile des robes des pantalons les superposent, parfois déclinent les attributs jusqu'à l'équilibre des deux.

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  2. Alors j'attends.

    Les yeux baissés. Dans la tasse. Figés à en faire éclater la porcelaine. J'en prendrais un bout je lui entaillerais la joue. Juste pour qu'elle se dépêche. Qu'elle tourne les pages un peu plus vite. Non. Non ça n'irait pas si je lui entaillais la joue elle irait se la rincer. Rincer toujours la plaie peu profonde, désinfecter, demander la date du dernier vaccin antitétanique. Je m'en rappelle finalement. Forcément c'est Fanny qui nous apprenait. Avec Fanny je comprends. Elle a un don.

    Remonte. Remonte remonte elle parle.
    « … mais votre dossier n'est pas complet mademoiselle.
    - Madame.
    - Si vous voulez. Il nous manque l'attestation de votre ancienne assurance.
    - Grave. C'est pas trop grave ? 
    - Si vous l'avez sur vous non.
    - Je peux aller la chercher. L'attestation.
    - Il faudra repasser, alors. »
    Elle lève les yeux, elle m'a effacée. Ectoplasme. Je flotte hors du siège. Peut-être qu'il faut que je récupère la tasse je sais pas qu'est-ce que j'en ferais ?
    Je la lui lancerais à la gueule.
    C'est puéril ça me fait glousser. Deux trois paires d'yeux qui se retournent, je les arrache au vol, je sors.

    Dehors le vent. Qui m'attrape aux orbites, des larmes. J'oublie toujours. Avant de sortir les boutons du manteau, le bonnet, l'écharpe. L'écharpe dans quel sens ? Ils font comment avec leurs écharpes ? Moi j'ai toujours comme une corde de potence, version petit poney autour du coup. J'ai du louper quelque chose. Ou alors il y a un symbole. Genre Jocaste. Jocaste prendrait son foulard dans la porte d'une voiture je viens d'inventer ça où ça a déjà été écrit ?

    Remonte. Remonte remonte. On s'en fout.

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  3. Elisabeth déteste sa vie, l’odeur de friture et parler. On aime pas ce qu’on ne sait pas faire, éplucher des patates sans économe, ... Elle aimerait bien pourtant dégueuler des mots jusqu’à la bile. Au lieu de ça, ils préfèrent rester bloqués dans sa gorge avec un chat parfois et du goudron souvent. Alors, elle les couche sur papier, les borde avec bienveillance et crache postillons et glaires dans la poussière aveuglante des plinthes de la chambre d'Anna la nuit ou de sa salle de classe désertée pendant la récré le jour.
    Parce-qu’Elisabeth aime les mots.
    Elle aime des trucs finalement, pas sa voix c’est tout. Pas les dialogues, les promesses, sa voix. Et comme on ne l’a jamais écoutée, derrière la porte toujours scellée…
    Elle a peur que ne s’échappent que des cris de sa bouche alors elle ne l’ouvre que la tête dans le frigo ou dans la braguette des garçons de son école.

    Elisabeth a toujours écrit à la troisième personne.
    Dans des cahiers qu’elle déchire ensuite, elle écrit pour la troisième personne du singulier même si elle ne la connaît que peu. C’est une Madame, plus une Mademoiselle. Elle lui compose des chansons avec ses tripes et des fausses notes, ses complaintes donnent froid dans le dos à en brûler les vertèbres comme tout ce qu’Elisabeth a tenté d’offrir aux autres.
    Ca la tente de dire ou chantonner « Je » comme Jeanne ou Alice, mais pour l'instant, elle sait juste invoquer.
    Je, c’est exister… mais écrire Je, ça peut également dessiner les contours d’une fille qu’elle n’est pas, qu’elle est peut-être, qu’elle a failli être, qu’elle cherche dans les trains et sur les terrains vagues.
    Ce serait elle qui rirait devant « Nulle part ailleurs » entre ses parents, le fromage et le dessert.

    Elisabeth taille son crayon de bois, déplie un trombone en grimaçant et le cale entre ses deux paupières pour garder les yeux ouverts.
    Elle baille à 2h37, 2h51, 3h04 et se lance plus décidée que jamais sur une page à gros carreaux orpheline :
    « J’arrive pas à vraiment partir, j’ai essayé putain mais je suis sans cesse rappelée p

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